L’IA « pharmakon » : concilier innovation et sobriété

La notion de pharmakon, que Bernard Stiegler reprend de Platon et de Jacques Derrida, est au cœur des réflexions sur notre rapport à la technique. Le terme grec pharmakon signifie à la fois poison et remède, soulignant la double potentialité de toute invention : bénéfique si elle est pensée avec discernement, néfaste quand elle est adoptée de manière irréfléchie.

Cette ambivalence se retrouve pleinement dans le champ de l’intelligence artificielle (IA), dont la progression rapide soulève des défis écologiques et éthiques. Comment éviter que l’IA ne sape notre environnement à force de consommer d’immenses ressources ?

Le pharmakon stieglerien appliqué à l’IA

Poison : la fuite en avant

Pour Bernard Stiegler, la technique peut devenir un poison lorsqu’elle est développée sans souci de régulation ou de finalité collective. Dans le domaine de l’IA, cela se traduit par :

  • Une consommation massive d’énergie (entraînement de modèles géants, fonctionnement permanent des data centers).

  • Un épuisement de ressources matérielles (métaux rares pour les serveurs, production effrénée de nouveaux terminaux).

  • L’absence de réflexion sur la pertinence sociale ou écologique de certaines applications.

Remède : l’innovation responsable

À l’inverse, Stiegler estime que la technique peut devenir un remède lorsqu’elle est pensée dans une perspective critique et qu’elle s’inscrit dans un projet collectif d’émancipation. L’IA frugale s’inscrit dans cette logique :

  • Donner du sens : Développer des solutions IA répondant à des besoins réels (sécurité alimentaire, santé, préservation de la biodiversité…).

  • Rester lucides sur les usages : Éviter la fuite en avant technologique et encourager des approches adaptées au terrain (edge computing, entre autres).

  • Encourager l’intelligence collective : Mobiliser les acteurs publics, privés et la société civile pour fixer des normes ou des standards de sobriété (ex. étiquetage énergétique, sélection des projets IA selon leur impact global).

L’IA frugale : un remède face à la surconsommation ?

L’IA frugale consiste à optimiser l’empreinte environnementale des technologies d’IA, sans sacrifier leurs atouts fonctionnels.

Elle se décline en plusieurs axes :

  1. Sobriété énergétique : Développer des algorithmes moins gourmands en calcul (réduction du nombre de paramètres, entraînement local, etc.), tirer parti de l’edge computing, et privilégier des infrastructures efficientes.

  2. Parcimonie de la donnée : Opter pour des approches d’apprentissage par transfert (transfer learning), de few-shot learning ou de méthodes de compression (pruning, quantization) afin d’éviter la collecte et le stockage de gigantesques volumes de données.

  3. Éco-conception : Réfléchir à toutes les étapes de la chaîne de valeur (de la programmation au déploiement) pour limiter l’impact global, en intégrant des pratiques d’écoconception logicielle et matérielle.

De cette manière, l’IA frugale se veut remède, dans le sens d’un usage raisonné de la technologie, visant à réduire la consommation énergétique et à préserver les ressources naturelles.

La consommation de l’IA : un défi croissant

Les systèmes d’IA reposent de plus en plus sur des modèles gourmands en calcul, alimentés par des infrastructures massives (data centers, réseaux de transmission, terminaux connectés). Plusieurs facteurs expliquent la croissance rapide de leur consommation :

  1. Entraînement de modèles à grande échelle

    • Le développement de modèles « géants » (réseaux de neurones comptant des milliards de paramètres) requiert d’énormes capacités de calcul.

    • Selon The Shift Project, le secteur numérique dans son ensemble représente près de 4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES), et cette part augmente chaque année.

  2. Usage continu et évolutif

    • Outre la phase d’entraînement, la mise en production des modèles (inférence) peut elle aussi être énergivore, surtout si des milliers ou millions de requêtes sont traitées en temps réel.

    • Le « re-train » (réentraînement fréquent pour mettre à jour un modèle ou l’améliorer) amplifie encore la consommation.

  3. Infrastructure logicielle et matérielle

    • Les data centers sont souvent alimentés par des mix énergétiques encore majoritairement carbonés, selon la région du monde.

    • La fabrication et le renouvellement des serveurs mobilisent des ressources rares (terres rares, métaux critiques) et génèrent un impact significatif en amont (ex. extraction minière).

  4. Effet rebond numérique

    • L’amélioration constante des performances matérielles et logicielles peut paradoxalement encourager la multiplication des usages (streaming, applications IA grand public, assistants vocaux, etc.), ce qui accroît la demande en ressources plutôt que de la diminuer.

    • Cet effet rebond souligne la nécessité de réguler et d’encadrer la croissance de l’IA.

Éco-conception de l’IA

L’éco-conception de l’intelligence artificielle consiste à construire, développer et déployer des systèmes d’IA de manière à minimiser leur impact environnemental tout au long de leur cycle de vie (de la conception initiale au démantèlement). Elle s’appuie sur plusieurs leviers :

  1. Redéfinir la finalité et la nécessité

    • Questionner l’utilité de l’IA envisagée et s’assurer qu’elle répond à un vrai besoin.

    • Hiérarchiser les priorités : privilégier les projets à forte valeur ajoutée et éviter ceux qui sont gadget.

  2. Sélection et gestion des données

    • Limiter la collecte massive pour réduire la puissance de calcul requise.

    • Nettoyer et optimiser les jeux de données pour supprimer redondances et bruit.

  3. Choix et conception des algorithmes

    • Favoriser des modèles “légers” ou compressés (pruning, quantization).

    • Optimiser le code pour limiter la complexité algorithmique et la consommation de ressources.

  4. Infrastructure et ressources de calcul

    • Mesurer en continu l’empreinte carbone (ex. via CodeCarbon).

    • Exploiter des data centers écoconçus et privilégier des sources d’énergie bas-carbone.

    • Décentraliser une partie du calcul (edge computing) pour réduire la bande passante et la consommation.

  5. Phase de déploiement et maintenance

    • Adapter la puissance de calcul à la charge réelle.

    • Mettre en veille ou éteindre les ressources inutilisées.

    • Planifier des mises à jour raisonnables, évitant la surenchère logicielle ou matérielle.

  6. Fin de vie et recyclage

    • Allonger la durée de vie des serveurs et terminaux, favoriser le réemploi.

    • Encourager des filières de recyclage pour limiter l’extraction de nouvelles ressources.

Proposition : un POC IA frugale ?

Afin de mettre en pratique ces principes et d’offrir des solutions durables à nos clients, nous proposons de co-construire un Proof of Concept (POC) d’IA frugale. L’objectif est de :

  1. Identifier un cas d’usage concret

    • Définir un problème pertinent, correspondant à un besoin réel chez le client (ex. optimisation de processus logistiques, analyse de données environnementales, amélioration de la maintenance prédictive, etc.).

  2. Adopter la démarche éco-conçue

    • Sélectionner et préparer des jeux de données restreints et pertinents.

    • Choisir des modèles IA légers ou recourir à l’apprentissage par transfert pour réduire le temps de calcul et la consommation d’énergie.

    • Planifier et mesurer l’impact environnemental (ex. suivi de la consommation électrique, empreinte carbone).

  3. Expérimenter le déploiement

    • Tester le fonctionnement du POC dans un environnement proche de la production.

    • Valider les performances et la sobriété énergétique pour établir la faisabilité d’une mise à l’échelle.

  4. Capitaliser sur l’expérience

    • Documenter les étapes, mesurer les retours sur investissement (coût/bénéfices, réduction d’impact environnemental, gain en performance).

    • Envisager une généralisation à d’autres cas d’usages ou à d’autres domaines d’activité.

Travailler ensemble sur un POC permet de démontrer la valeur ajoutée de ces approches tout en réduisant leur impact environnemental. C’est une occasion de réunir nos expertises (techniques, business, écoconception) pour avancer concrètement vers une innovation responsable, où l’IA agit comme un levier d’amélioration et non comme une source de surconsommation.

Références

  1. Platon, Phèdre : première apparition de la notion de pharmakon appliquée à l’écriture.

  2. Derrida, Jacques, « La pharmacie de Platon », in La dissémination, Éditions du Seuil, 1972.

  3. Stiegler, Bernard, La technique et le temps, 1 : La faute d’Épiméthée, Galilée, 1994.

  4. Stiegler, Bernard, Philosopher par accident, Galilée, 2004.

  5. The Shift Project, Lean ICT – Pour une sobriété numérique, Rapport, 2019.

  6. Green IT, ressources et études disponibles sur greenit.fr.

  7. Villani, Cédric, Donner un sens à l’intelligence artificielle, Rapport, 2018.

  8. CodeCarbon, outil open source pour mesurer l’empreinte carbone des scripts Python (codecarbon.io).

ROVELLOTTI Olivier